Campagne de contrôle « temps partiel » de l’inspection du travail : la grande hypocrisie

En début d’année, le ministère du travail a annoncé avec tambours et trompettes son nouveau « Plan National d’Action » triennal, qui est le « Fruit d’une large consultation de l’ensemble des acteur.rices de l’inspection du travail », et qui est vendu comme mettant fin à la « bâtonnite » et aux plans d’actions descendants… Pour un peu il serait la clé de la QVT à l’inspection du travail, voire l’Illumination redonnant sens et goût au travail pour tous les agent.es…

C’est surtout un coup de com’, qui nie l’état de délabrement matériel et surtout psychologique dans lequel le ministère a placé les services et qui signe en plus le retour à l’évaluation individualisée des agent.es, augmentant encore le risque de dérives de certain.es encadrant.es au management toxique, risque pourtant avéré au vu des affaires dramatiques qui apparaissent régulièrement…

De fait, il faut d’abord rappeler que la situation actuelle, avec des millions de travailleur.ses à temps partiel, est le produit des politiques de ces 40 dernières années, menées par tous les gouvernements et qui ont poussé à un développement sans précédent du temps partiel. On se souviendra que la ministre AUBRY avait décidé d’exonérer du paiement des cotisations sociales les employeur.ses qui embauchaient à temps partiel (mesure qui a duré plusieurs années).

Dernier exemple en date : la loi « Travail » de 2016 a légalisé la pratique, jugée illégale par la Cour de Cassation et combattue par l’inspection du travail, des avenants temporaires « compléments d’heures » qui permettent aux employeur.ses de contourner la réglementation encadrant les heures complémentaires. On nous demande maintenant d’aller vérifier qu’il n’y a pas plus de huit avenants de ce type par an et par salarié.e !

Toutes les enquêtes concordent pour établir que près 30 % des salarié.es à temps partiel souhaiteraient travailler plus, en particulier nettement plus du tiers chez les 15-24 ans et ces chiffres sont grandement sous-estimés. En effet, les femmes en particulier, ne déclarent pas vouloir travailler plus car la destruction des services publics ne leur donne aucune possibilité pour assurer la garde des enfants. C’est en fait un très grand nombre de travailleur.ses qui sont en temps partiel contraint et les femmes en situation de famille monoparentales, les plus fragiles, qui sont les plus touchées.

Il est bon de rappeler ces quelques vérités au début de cette « campagne » !

Comme première action d’éclat de ce nouveau plan, annoncée avec force communication auprès des agent.es mais aussi des « partenaires » institutionnel.les que sont les syndicats de salarié.es et d’employeur.ses de la profession, le ministère a lancé une campagne de contrôle du temps partiel dans les secteurs des services à la personne, de l’aide à domicile et de la propreté.

Personne ne remet en cause la nécessité d’intervenir dans ces secteurs, marqués entre autres par la vulnérabilité, la précarité, l’isolement des salarié.es et la fragilité des instances représentatives du personnel… Autant pour les fameux « premiers de cordée », loués par les gouvernants pendant la crise covid puis oubliés immédiatement après… Sans parler du rôle du ministère dans une certaine affaire de la Marne… Non nous n’oublions pas, nous n’oublierons jamais.

Bref donc voilà le ministère qui met ses troupes (ou plutôt ce qu’il en reste) en ordre de bataille, avec visios de présentation et documents d’appui… et quand même un petit objectif chiffré par agent.e et un questionnaire à remonter ! Les secteurs concernés sont informés et visiblement favorables à l’action, sans doute attendent-ils de cette action l’élimination de quelques vilains petits canards et pour le reste la confortation de leurs pratiques, sachant que le secteur est en grave crise de recrutement et pour cause…

Lors des visios de présentation, des collègues qui s’étaient déjà frotté.es au sujet ont tenté de poser les questions pertinentes, pour la plupart savamment esquivées par les présentateur.rices…

Or parmi ces questions, il y en a une qui nous apparaît particulièrement importante pour les salarié.es, surtout à un moment où l’inflation explose, c’est celle des temps de trajet.

Les salarié.es des services à la personne, de l’aide à domicile et de la propreté sont amené.es à de très nombreux déplacements au domicile des bénéficiaires, plusieurs fois par jour et dans l’écrasante majorité des cas avec leur véhicule personnel. Pour celles et ceux officiant en milieu rural, des secteurs de plusieurs dizaines de kilomètres leur sont parfois fixés.

En compensation de tous ces déplacements, coûteux en temps et en argent, les conventions collectives de ces secteurs ont prévu des indemnités kilométriques… et c’est presque tout !

En effet les conventions collectives ont mis en place la fiction du « salarié.e qui retrouve sa liberté entre deux missions » pour que les temps de trajet entre ces deux missions, même s’il peut atteindre une demi-heure voire une heure, ne soit pas décompté comme du temps de travail lorsque les deux missions ne sont pas immédiatement consécutives.

Inutile de dire que certain.es employeur.ses constituent leurs plannings en veillant scrupuleusement à éviter que les missions se suivent et donc de devoir payer un.e salarié.e à « ne rien faire » (c’est-à-dire rouler vers son prochain client).

La jurisprudence, tant de la Cour de Cassation que du Conseil d’Etat, ont unanimement démoli cette organisation quand la question leur a été posée, considérant que le temps de trajet entre deux missions constitue toujours du temps de travail :

« Le temps de déplacement professionnel entre le domicile d’un.e client.e et celui d’un.e autre client.e, au cours d’une même journée, constitue un temps de travail effectif et non un temps de pause, dès lors que les salarié.es ne sont pas soustraits, au cours de ces trajets, à l’autorité du chef d’entreprise » (Ch Crim 2 septembre 2014 n° 13-80.665)

Le Conseil d‘Etat de son côté a rendu une interprétation identique (arrêt n° 381870 du 12 mai 2017) « (…) le temps de trajet nécessaire pour qu’un.e salarié.e se rende d’un lieu de travail à un autre est un temps pendant lequel l’intéressé.e demeure à la disposition de l’employeur.se et ne peut vaquer à ses occupations personnelles ; qu’il constitue, dès lors, quelle que soit sa durée, un temps de travail effectif »

De manière plus récente, pour se conformer à la position de la CJUE, la Cour de Cassation est même allée plus loin, considérant comme temps de travail le temps de trajet entre le domicile et le premier / dernier client – arrêt du 23 novembre 2022 (n°20-21.924), enfonçant un premier coin dans l’article L 3121-4 du Code du Travail.

Le sujet est particulièrement sensible pour les employeur.ses, qui voyaient avec inquiétude cette évolution qui menaçait la pérennité du secteur (traduction : leur rentabilité) et en 2018 le DGT, toujours prêt à défendre les employeur.ses s’est empressé de les rassurer, lors d’une lettre de réponse au Cabinet Barthélémy, avocat de la FEDESAP, qui l’interrogeait suite à la décision susvisée du Conseil d’Etat relative à l’extension de la Convention Collective, portant justement sur le sujet du temps de travail.

Le DGT indiquait ainsi qu’il est « possible de considérer qu’il n’y a pas « trajet », mais pause, entre deux lieux de travail lorsque le.la salarié.e dispose de suffisamment de temps libre entre deux interventions pour développer de véritables activités » – le DGT arrête ici sa citation de l’arrêt de 2014 susvisé (omettant en passant que la phrase dans l’arrêt commençait par un conditionnel : « S’il » est possible…), alors que l’arrêt de la Cour de Cassation continue :

« cette situation, qui n’est que rarement justifiée par les plannings des aides à domicile, comme le montre par exemple le schéma des trois premiers jours de travail de février 2011 pour Mme Y…, ne ressort pas de la prévention fondée sur le procès-verbal de l’inspection du travail qui ne vise, au titre du travail dissimulé, que la durée du trajet proprement dit, soustraite du temps de «pause » entre deux interventions ; que la reconnaissance d’une marge de liberté arguée par les prévenus ne permet pas aux salarié.es de se soustraire, durant le trajet, à l’emprise de l’employeur responsable de l’organisation de leur emploi du temps, ce temps de trajet entre deux interventions constituant toujours du travail effectif pour les salarié.es qui ne peuvent être considérés comme vaquant à des occupations personnelles »

Le DGT se livrait donc là, soit au plus mauvais commentaire d’arrêt dont pourrait cauchemarder un prof de droit, soit à une de ces opérations de brossage de système pileux dont le ministère du travail a le secret…

Et là, 5 ans plus tard, au moment d’entrer en campagne sur le sujet, qu’en est-il ?

A la lecture des nombreux documents fournis aux agent.es pour les appuyer dans cette campagne et sur lesquels, nous n’en doutons pas, des collègues ont énormément travaillé, on doit constater que sur les temps de trajet, le flou demeure. On n’en doutait pas vraiment au regard de la posture précitée et sur laquelle le ministère n’est jamais revenu à notre connaissance. Certes l’attention des collègues est appelée sur la nécessité de vérifier que des temps de trajet sont intégrés dans les décomptes de durée du travail, MAIS la notion pour le moins brouillardeuse, subjective et discutable au regard de la jurisprudence rappelée ci-dessus, de salarié.e « qui retrouverait son autonomie », demeure et pas seulement en filigrane.

Le modèle de lettre d’observation proposé aux agent.es, s’il commence ainsi sur le sujet « Le juge et l’administration estiment que le temps de trajet pour se rendre d’un lieu de travail à un autre, au cours d’une même journée et spécialement en cas de déplacements chez plusieurs client.es, constitue du temps de travail effectif », gonflant de fait notre cœur d’espoir, se poursuit cependant par :  « Il résulte de l’arrêt de la Cour de cassation du 2 septembre 2014 que si le temps d’interruption entre deux interventions ne permet pas au salarié.e de reprendre son autonomie, le temps nécessaire pour se rendre sur le lieu de la deuxième intervention est considéré comme un temps de trajet entre deux lieux de travail et doit être décompté comme un temps de travail effectif. »

Or comme cela a été rappelé plus haut, la Cour de cassation comme le Conseil d’Etat ont retenu de manière absolument inconditionnelle que le temps de trajet du travailleur.se qui roule pour se rendre sur son lieu de mission suivant sera TOUJOURS du temps de travail effectif. Ça paraît être une évidence, sauf très rares cas le.la salarié.e n’aura pas d’autre raison de se taper la route que d’aller exercer sa mission de service/aide/nettoyage, qui sera quand même assez peu souvent située au même endroit que son domicile, la nounou/l’école, ou tout autre endroit où iel serait susceptible de réellement vaquer à ses occupations personnelles.

La DGT, qui rappelle tout de même que « la question des temps de déplacement des salarié.es entre deux lieux d’intervention est majeure » incite ainsi visiblement les agent.es de contrôle à adopter sa conception erronée des temps de trajet. On comprend mieux la gêne des représentants de la DGT lors des visios de présentation de la campagne !

D’ailleurs bien curieusement le sujet des temps de trajet n’est pas du tout évoqué dans le document d’information remis aux employeurs de ces secteurs lors de la phase de « promotion » de la campagne… Ainsi, par cette perpétuation d’une notion juridique erronée et surtout défavorable aux salarié.es, qui de plus fait la part belle à l’interprétation, le risque est grand que l’égalité de traitement entre usagers soit mise à mal. D’un autre côté, les fois où nous avons vu l’autorité centrale du système d’inspection chercher à imposer une posture, c’était davantage pour menacer et tenter de museler les agent.es, alors peut-être devrions nous nous satisfaire de cette situation.

Nous ne pouvons cependant nous empêcher de penser que cette campagne aurait pu être l’occasion privilégiée pour le ministère du travail de souligner l’irrégularité des conventions collectives au regard du Droit jurisprudentiel français comme communautaire, de réaffirmer la règle, pourtant simple, selon laquelle les temps de trajet entre deux lieux de mission sont toujours du temps de travail effectif, et d’obtenir enfin une régularisation sur ce point au profit des salarié.es de ces secteurs, mais finalement non, l’exploitation des salarié.es, en particulier temps (très) partiels forcément « volontaires », pourra se poursuivre au nom de la pérennité de ce secteur devenu si essentiel avec la tendance – pas forcément mauvaise – du maintien à domicile des personnes âgées. Ces salarié.es ont une mission louable, mais l’amour de l’Humain ne suffit pas à faire bouillir la marmite…

L’enjeu est pourtant d’importance, combien de ces travailleur.ses, et d’autres encore, réalisent ainsi des heures de travail « gratuites », avec la complicité de l’Etat, qui par ailleurs s’ingénie à réduire les droits des travailleur.ses à coups de Lois, d’ordonnances, de 49.3 et de … mépris ? Eh bien non, chaque minute compte… et c’est encore plus vrai aujourd’hui !

 

La CGT TEFP demande à la DGT de clarifier d’urgence son positionnement, sa mission n’est pas d’accompagner la casse sociale. Les agent.es doivent pouvoir pleinement exercer leurs prérogatives dans le cadre du principe de libre décision garanti par les conventions de l’OIT, en demandant notamment le paiement des heures complémentaires, la prise en compte des temps de route entre les clients, la régularisation des temps de travail, la révision automatique des durées de travail…

campagne TP tract CGT vdef