Monsieur le Ministre,
Le 20 octobre 2022, notre camarade Anthony Smith obtenait, après 918 jours de lutte, l’annulation de la sanction de déplacement d’office qui lui avait été infligée par Elisabeth BORNE, alors Ministre du travail. Les juges réaffirmaient à cette occasion l’indépendance des inspecteurs du travail et rappelaient que ceux-ci sont « tenus de respecter les instructions de leur hiérarchie, sauf si, comme c’était le cas dans cette affaire, les instructions entravent l’organisation ou la conduite de leurs contrôles ».
Les atteintes à l’indépendance des agent.es de contrôle de l’inspection du travail, particulièrement prégnantes pendant la crise sanitaire, n’ont cependant pas cessé. La réforme de l’OTE, qui place l’inspection du travail sous la coupe des préfets, aggrave encore le phénomène.
Par ailleurs, les obstacles aux missions, les agressions et les outrages se multiplient. Ces actes s’exercent aujourd’hui dans un climat de délégitimation croissante de nos missions alors que, dans le même temps, les droits des travailleur.es, les prérogatives et les moyens des représentant.es du personnel sont rabotés.
Influences extérieures indues
Le 18 septembre dernier, dans le département du Cher, une inspectrice du travail qui effectue, avec un contrôleur de la MSA, un contrôle des conditions d’emploi de travailleurs saisonniers occupés à des travaux de vendanges sur une parcelle viticole, est prise verbalement à partie par un viticulteur. Florilège : « Vous me faites perdre mon temps » ; « vous feriez mieux d’aller contrôler les chômeurs et les assistés » ; « les fonctionnaires comme vous sont des fainéants » ; « Vous venez emmerder les travailleurs, ceux qui créent des richesses » …
Le contrôle se poursuit néanmoins péniblement jusqu’à son terme.
Alors qu’elle quitte la parcelle, l’inspectrice du travail découvre de nombreux appels en absence émanant de son Responsable d’Unité de Contrôle (RUC). Lorsqu’elle le rappelle, après quelques échanges portant sur les circonstances du contrôle, le DDETSPP adjoint fait subitement irruption dans la conversation en ces termes : « Monsieur le Préfet souhaite que vous arrêtiez l’action de contrôle ».
Déstabilisée par ces pressions, l’inspectrice du travail prend la décision de ne pas poursuivre ses contrôles de la journée. Rentrée au bureau, elle apprendra que l’exploitant viticole a contacté un député qui a appelé le préfet. La directrice départementale a ensuite relayé la demande du préfet d’arrêter les contrôles. Ironie du sort, c’est la direction qui avait sollicité la participation de l’inspectrice du travail dans le cadre d’un Codaf !
Celle-ci fait immédiatement part à sa hiérarchie de son incompréhension. Avec le soutien de son RUC, elle demande qu’une lettre de recadrage soit adressée à l’exploitant agricole et que la direction rappelle aux services préfectoraux les prérogatives et les garanties d’indépendance dont bénéficient les inspecteurs du travail. Dès le lendemain, elle interpelle par écrit la directrice départementale de la DDETSPP du Cher.
Un contrôle « finalement, assez inopportun »
Le 26 octobre 2023, soit plus de cinq semaines après les faits, l’inspectrice est destinataire par mail d’un courrier signé de la directrice départementale de la DDETSPP du Cher adressé à l’exploitant agricole. Quelle n’est pas alors sa surprise d’y lire que [son] contrôle « était, finalement, assez inopportun » (sic) parce qu’il s’était déroulé « le lendemain d’une tempête» ! Le courrier précise également qu’il a « été convenu avec Monsieur le préfet de reporter le contrôle pour tenir compte des intempéries la nuit passée ».
S’ensuit un paragraphe où l’exploitant se fait sermonner comme un enfant qui a fait une bêtise. On en appelle à sa bonne volonté : « Je compte sur votre compréhension pour changer d’attitude dans le respect des prérogatives et missions de l’inspection du travail, et des autres corps de contrôle, afin que de telles situations ne se reproduisent plus ». Ce même courrier annonce qu’il n’y aura pas de procédure pénale malgré la gravité des propos tenus face à notre collègue.
On a connu plus ferme comme « recadrage » …
Par exemple, notre collègue Nizar, suspendu de ses fonctions à Paris à titre conservatoire le 24 juillet dernier et menacé de lourdes sanctions disciplinaires sur des fondements racistes après avoir déposé une plainte contre un avocat d’employeur pour séquestration, n’a pas bénéficié d’une telle mansuétude ! La mobilisation des agent.es de la région parisienne a permis d’obtenir sa réintégration et l’abandon des poursuites disciplinaires, mais la hiérarchie n’a apporté – et pour cause ! – aucun soutien à la procédure qu’il a initiée pour que cet obstacle grave soit sanctionné.
Des exemples qui se multiplient
Ces incidents graves et leur mauvais traitement par l’encadrement ne sont malheureusement pas isolés.
Le Loir-et-Cher a connu au moins un précédent, comme le Canard enchainé s’en est fait l’écho très récemment, lorsqu’un élu local récidiviste, aujourd’hui sénateur-maire, menaçait, il y a deux ans, deux inspecteurs du travail qui s’étaient déplacés dans une entreprise à la suite d’un grave accident du travail.
En début d’année, deux collègues étaient mises en cause par le groupe pharmaceutique MERCK, via des échanges au plus haut niveau du ministère. Ces deux inspectrices du travail seront sommées de produire un rapport sans que la hiérarchie ne leur communique l’ensemble des pièces produites à charge par l’entreprise (elles ont été contraintes de saisir la CADA pour les obtenir !). La baudruche a fini par se dégonfler. Mais là encore la hiérarchie a répondu à l’entreprise par une invitation à « renouer le dialogue » sans condamner les accusations infondées et les pressions exercées sur les agentes.
En avril dernier, une fédération patronale mettait gravement en cause un agent de contrôle, lui imputant, sans aucune preuve, la responsabilité du suicide d’un exploitant agricole à l’encontre duquel notre collègue avait engagé, un mois plus tôt une procédure de sanction administrative. A la suite de quoi, la direction de la DDETS 22 a demandé aux agent.es en charge du secteur agricole de suspendre tous leurs contrôles dans l’attente d’une rencontre avec l’organisation patronale en question !
Le 21 juin dernier, une collègue de Guyane subissait une garde à vue de douze heures pour des faits exclusivement liés à l’exercice de ses missions. Il a fallu attendre le 11 août 2023, soit plus de 5 semaines après la demande, pour que le Ministère lui accorde enfin le bénéfice de la protection fonctionnelle. A ce jour, et malgré plusieurs demandes adressées au Parquet, le Procureur n’a toujours pas produit d’avis de classement sans suite .
Nous ne voulons pas d’un autre Saussignac.
Le jeudi 2 septembre 2004, une contrôleuse du travail et un agent du service de contrôle de la Mutualité Sociale Agricole, Sylvie Trémouille et Daniel Buffière, étaient assassiné.es lors d’une inspection de routine dans une exploitation agricole, à Saussignac en Dordogne. Lorsque les deux fonctionnaires, se sont présenté.es, l’arboriculteur, après avoir discuté une quinzaine de minutes avec eux en s’emportant, est reparti chercher un fusil pour les abattre froidement. Traité majoritairement à l’époque par les médias comme un fait-divers isolé, le drame de Saussignac reste dans nos mémoires. Nous ne voulons pas d’un autre Saussignac.
Les agent.es de contrôle de l’inspection du travail doivent pouvoir exercer pleinement leurs missions dans le respect des conventions internationales n°81 et n°129, et dans le cadre prévu par la Loi et par les règlements. Ils doivent être protégé.es et conforté.es dans leurs prérogatives à chaque fois que cela est nécessaire.
Aussi, face à la multiplication des obstacles aux missions, des pressions et des actes d’outrage à l’encontre des agent.es de contrôle, notamment dans le secteur agricole et viticole, très souvent relayés de façon agressive par des organisations patronales d’exploitant.es agricoles, nous tirons la sonnette d’alarme et nous vous interpelons solennellement.
Il est inacceptable, mais également dangereux, que ces actes n’appellent pas systématiquement, de la part de la hiérarchie, la réponse la plus ferme et à la hauteur de l’atteinte portée aux missions de contrôle, mais également aux droits de travailleurs. Car l’absence de soutien, ou un soutien a minima, jettent le discrédit sur nos collègues et contribuent à délégitimer l’exercice de leurs missions aux yeux des employeur.es. Ils créent un terreau délétère qui favorise le passage à l’acte en banalisant des actes graves.
Les réponses apportées par la hiérarchie du Ministère aux actes d’intimidation, aux violences et aux obstacles aux insultes doivent être sans concession aucune. Elles doivent être portées au plus haut niveau de la chaine hiérarchique et, au besoin, médiatisées. Car une réponse de compromis crée inévitablement un climat dissuasif et anxiogène qui ne permet pas l’exercice plein et entier des missions de contrôle.
Il est tout aussi inconcevable que les pressions des employeur.es, des édiles locaux ou des préfets soient aujourd’hui encore relayées par la hiérarchie du Ministère. Ces agissements encouragent les plaintes et les réclamations à l’encontre des agent.es. Si le préfet peut stopper les contrôles de l’inspection du travail en décrochant simplement son téléphone, alors pourquoi se priver de l’interpeler ou de saisir le député du coin ?
Nous en avons assez de la « culture de l’excuse » patronale. Les influences extérieures indues ne doivent être relayées sous aucun prétexte (même lorsqu’il fait très chaud ou très froid, qu’il a beaucoup plu, que la récolte a été mauvaise ou que le préfet a décroché son téléphone…). Les agent.es de contrôle de l’inspection du travail doivent être, dans toutes circonstances, préservé.es de toute pression et influences extérieures indues.
Aussi, nous vous demandons, lorsque des actes d’outrages, d’agressions ou d’obstacles aux missions sont commis à leur encontre, que ces actes soient traités avec le plus grand sérieux et la plus grande intransigeance, notamment que soient actionnés systématiquement les leviers suivants :
– un soutien affiché et inconditionnel de la hiérarchie aux agent.es concerné.es ;
– la mise en place d’une procédure automatique au bénéfice des collègues mis en cause indûment dans le cadre de leurs contrôles ;
– l’octroi automatique de la protection fonctionnelle ;
– un dépôt de plainte de l’administration en cas d’outrage, d’injure ou d’agression et, le cas échant, le soutien aux procédures pénales diligentées par l’agent.e (procès-verbal pour obstacle ou pour outrage) ;
– la proposition d’un soutien psychologique.
En outre, il nous apparaît essentiel que le ministre exprime son soutien public à tous les collègues mis en cause gravement ces derniers mois. En effet, les cas s’accumulent sans que les missions de contrôle de l’inspection du travail ne soient défendues ni au niveau local par les directions départementales et régionales, ni au niveau national. Les collègues sont livré.e.s à elles et eux-mêmes pour assurer leurs missions et rétablir leurs droits, au détriment de leur santé.
Nous demandons à être reçu par votre Cabinet pour évoquer ces différents sujets.
Nous vous prions de recevoir, Monsieur le Ministre, nos salutations syndicales.
Paris, le 21 décembre 2023
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