Projet Droit du travail 3.0 – Matrice 42 : lettre ouverte CGT-TEFP et SUD-TAS à la ministre du travail (et sa réponse)

Madame la ministre,

L’Institut National du Travail, de l’Emploi et de la Formation Professionnelle (INTEFP), est un établissement public avec pour mission principale la formation des agent·e·s du ministère du Travail ainsi que des partenaires sociaux. L’Ecole 42 est une entreprise privée fondée par Xavier Niel (PDG de Free), qui fonctionne selon le mystérieux « programme Matrice 42 », et dont la matrice « Droit du travail 3.0 » est l’un des projets.

Quel rapport entre les deux ? A priori aucun !

Pourtant l’INTEFP a choisi, en novembre 2018, de s’associer au projet « Matrice Droit du travail 3.0 » en invitant des inspecteurs·trices-élèves du travail à le rejoindre.

Le partenariat avec l’Ecole 42 : une remise en cause du principe d’impartialité ?

« MATRICE est un programme de production, qui ne se contente pas d’imaginer des idées, mais les transforme en de réelles solutions économiquement viables 1».

Cela ne fait aucun doute : si le produit final qui émergera des différents « hackatons » est encore inconnu à ce jour, tout comme sa possible mise sur le marché, il s’agit bien de vendre aux services des ressources humaines un produit labellisé « ministère du Travail », en apposant le logo INTEFP, cautionnant ainsi son contenu.

Sous couvert d’un partenariat dont les contours ne sont pas connus des inspecteurs·trices-élèves, l’INTEFP met donc à disposition d’une entreprise privée des élèves fonctionnaires pour travailler à une initiative à visée mercantile.

Ainsi pendant 10 mois ils et elles travailleront pour « créer de nouveaux outils numériques afin de faciliter l’accessibilité du droit du travail » et « finaliser des projets technologiques permettant d’améliorer le quotidien des professionnels RH ».

Alors qu’un cadre de plus en plus contraignant et rigoureux (code de déontologie, déclarations d’intérêts) s’impose aux agent·es du ministère du Travail, nul besoin de commission de déontologie pour constater les problèmes déontologiques posés par cette association !

En effet, comment ne pas voir une atteinte à son indépendance et à son impartialité lorsque l’Inspection du travail s’engage dans des partenariats avec des entreprises dans lesquelles elle est chargée de faire respecter le droit ?

Nous soutenons qu’un tel partenariat est inacceptable.

Le partenariat de l’école de l’inspection du travail avec une école aux méthodes contestables

Le projet Matrice Droit du travail 3.0, réalisé sous l’égide des Editions législatives, des Editions Lefebvre Sarrut et de Dalloz, s’appuie sur « l’interdisciplinarité ». En réalité, c’est un véritable mélange des genres, regroupant étudiants, institutions publiques et industriels.

Ajoutons que L’Ecole 42 compte de nombreux partenaires privés parmi lesquels Danone, Carrefour, la Société générale, Pernod Ricard, BlablaCar.

Son directeur général, M. François-Xavier Petit, a quant à lui été conseiller « innovation, numérique, prospective et discours » au cabinet du ministre du travail de 2012 à 2015.

Le fondateur d’Ecole 42, Xavier Niel, également PDG de Free, s’est déjà vu épinglé dans l’émission Cash Investigation « Travail : ton univers impitoyable » pour les conditions de travail dégradées qui règnent dans les centres de téléphonie Free.

L’Ecole 42 n’est pas non plus exempte de tout reproche2. En matière de conditions de travail, de nombreux dysfonctionnements ont déjà été révélés par les médias : des durées de travail de 12 à 14 heures par jour, 7 jours sur 7, pendant 1 mois, et la pression comme mode de management. La Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) l’a également mise en demeure pour de graves atteintes à la vie privée des élèves et des salarié·es (vidéosurveillance et fichage).

Il nous paraît dès lors très inquiétant que l’INTEFP, avec l’aval du ministère du Travail, envoie ses futur·es agent·es en formation dans un tel établissement privé – précisément un de ceux qu’ils seront amenés à contrôler dans leurs fonctions.

Le projet Droit du travail 3.0 en concurrence avec le Code du travail numérique ?

Ouvertement destiné aux services des ressources humaines, le projet Droit du travail 3.0 cherche à rentabiliser la délivrance d’informations aux entreprises. Il développe au passage une interprétation privée, automatique, mécanisée et simpliste du droit du travail.

Les syndicats SUD-TAS et CGT-TEFP craignent que ce projet accroisse les inégalités dans l’accès au droit. Or nous considérons que chaque usager, incluant employeurs et salariés, doit bénéficier du même accès au droit et de la même sécurité juridique, ce qui rend le projet Droit du travail 3.0 tout bonnement contraire à nos missions de service public.

Une numérisation du droit du travail, une diffusion du droit sur Internet ne peut pas remplacer l’accueil humain par nos services dans les DIRECCTE. Ainsi, au quotidien, les services de renseignements accompagnent de façon personnalisée le public salarié (parfois en situation précaire) comme employeur. Cela répond aux grands principes de service public d’égalité, de neutralité, d’adaptabilité et… de gratuité. Un tel service ne peut être ni « simplifié » ni externalisé. La concomitance du projet Droit du travail 3.0 et de la réforme du service public des renseignements aggrave nos inquiétudes.

Le service rendu par nos services est aussi une occasion de détecter les infractions au Code du travail, les services de renseignements étant en contact resserré avec les services d’inspection du travail, pouvant prendre le relais dans le traitement de la demande sociale si celle-ci implique un contrôle ou des renseignements plus complexes (dits de second niveau).

Nous vous interrogeons également au sujet de la place que prendra le projet Droit du travail 3.0 au regard du futur Code du travail numérique du ministère du Travail. Le dispositif se veut un service public gratuit, à destination de tous et toutes, afin de faciliter l’accès au droit. Une fusion de ces projets permettrait à des entreprises privées d’écrire du droit dont elles pourraient se prévaloir. Il est contraire à l’Etat de droit de faire des entreprises privées les promotrices du sens du droit qui leur est applicable.

Nous voyons dans l’ensemble de cette démarche une menace pour le service public. Ainsi, nous exigeons une clarification rapide sur la position du ministère vis-à-vis du projet de Matrice 42, qui vient de fait en concurrence au projet de Code du travail numérique, avec à ce jour une approbation formalisée par le logo de l’INTEFP.

Nous demandons avant toute chose la fin du partenariat avec Matrice 42 et le retrait de l’INTEFP de ce projet.

Nous vous adressons, Madame la ministre, nos salutations syndicales.