L’affaire Anthony Smith : chronique d’une suspension

Depuis un mois, l’inspecteur du travail Anthony Smith est empêché d’exercer son métier par la ministre du travail Muriel Pénicaud dans une affaire où collusion, pressions et influences impliquant un employeur, la hiérarchie de l’Inspecteur et le président du conseil départemental de la Marne illustrent la priorité du gouvernement donnée aux intérêts des acteurs économiques au détriment de la santé de millions de salarié.es.

Génèse

Le 14 mars 2020, le Premier ministre annonce la fermeture dès minuit, et « jusqu’à nouvel ordre », de tous les « lieux recevant du public non indispensables à la vie du pays ». Le lendemain, dans la Marne, à Reims, des représentantes du personnel d’une association d’aide à domicile employant 300 salariés demandent à leur employeur, en écho à ce discours, de préserver leur santé et leur sécurité, en leur fournissant notamment des masques adaptés et du gel hydro-alcoolique.

A partir de cette date, l’inspecteur du travail Anthony Smith, en charge du suivi de cette association, engage un contrôle de l’application de la réglementation au sein de la structure. De mi-mars à mi-avril, il interviendra à plusieurs reprises auprès du directeur de l’association pour lui rappeler l’obligation d’évaluer et de prévenir les risques de contamination au covid 19 sur le lieu de travail sans que les manquements constatés ne cessent pour autant. Une première fois, le 27 mars 2020, sa hiérarchie locale lui reprochera par écrit son action.

Le 10 avril, les élus du CSE déclenchent un droit d’alerte et 4 salariés exercent leur droit de retrait. Le 11 avril, l’Inspecteur écrit à l’employeur pour l’informer de son intention, si la situation perdure, d’engager une procédure en référé devant le juge judiciaire. Quelques heures à peine après l’envoi de ce courrier, les pressions de la hiérarchie s’intensifient et l’Inspecteur reçoit de sa directrice une convocation à un entretien téléphonique au cours duquel il lui sera demandé, en présence de toute la ligne hiérarchique, de « cesser ses pratiques » dans l’association et qui sera suivi, le soir même, d’un ultimatum de la directrice régionale fixé au 15 avril à 15h00. Parallèlement, l’inspecteur du travail sera empêché par sa hiérarchie de se rendre dans les locaux de l’association.

Mais quelles demandes de l’inspecteur du travail peuvent donc expliquer les foudres de sa hiérarchie ?

Rien qui ne sorte pourtant du cadre habituel des missions de l’inspection du travail : la mise à disposition, pour les aides à domicile, de charlottes à usage unique, de surblouses, de lingettes nettoyantes, de lunettes de protection et de masques, dont, pour les interventions ne permettant pas de maintenir une distance minimale entre le salarié et le client (change, levé, couché, aide à la toilette, aide à la prise des repas) des masques de protection FFP2 ou FFP3 qui seuls protègent par filtration des aérosols infectieux. Par son action, doit-on considérer que l’inspecteur du travail a « méconnu de manière délibérée grave et répétée les instructions de l’autorité centrale du système d’inspection du travail concernant l’action de l’inspection durant l’épidémie de covid 19 » ? Ses demandes ont-elles « enjoint aux employeurs des conditions de maintien d’activité non-conformes aux prescriptions des autorités sanitaires » ?

C’est pourtant ce que le ministère du travail lui reproche dans un communiqué de presse du 16 avril annonçant l’engagement d’une procédure disciplinaire à son encontre et que la ministre ânonnera quelques jours plus tard à l’Assemblée nationale et au Sénat en réponse aux questions des parlementaires. En réalité, l’inspecteur n’a fait « que » son travail en contribuant « à la prévention des risques professionnels ainsi qu’à l’amélioration des conditions de travail et des relations sociales » (article R.8112-1 du code du travail) et en rappelant à l’employeur que le covid-19 peut être juridiquement classé parmi les agents biologiques pathogènes entraînant l’application des dispositions du code du travail relatives à la prévention du risque biologique (articles L.4421-1, et R.4421-1 à R.4426-13).

Influences extérieures indues

Mais pour comprendre l’emballement de cette affaire, il nous faut regarder le dessous des cartes. Car à partir du moment où l’inspecteur du travail « menace » de saisir le juge des référé, le politique entre dans l’arène et tout s’accélère. Le directeur général de l’association alerte le président du Conseil départemental de la Marne et menace de fermer la structure. Ce dernier écrit au ministère du travail pour se plaindre de l’action de l’inspecteur du travail. La presse documentera l’intervention assumée du président du Conseil départemental pour faire obstacle au contrôle de l’inspecteur.

La directrice départementale va pour sa part « court-circuiter » Anthony Smith en intervenant auprès de l’association sans l’en informer. Une correspondance s’installera, toujours sans que l’inspecteur n’en soit informé, entre l’employeur et la responsable départementale de la Marne à l’occasion de laquelle le directeur de l’association sera invité à mettre les courriers d’Anthony Smith de côté et à ne plus répondre à ses sollicitations. L’employeur sera également informé, avant l’inspecteur lui-même, de la procédure disciplinaire envisagée à l’encontre de ce dernier. Les 13 et 14 avril, Anthony Smith informera par courrier le Directeur Général du Travail (DGT), garant de l’indépendance des inspecteurs du travail, des pressions et obstacles qu’il rencontre dans l’exercice de ses missions. Cette alerte restera lettre morte.

Épilogue

La suite est connue : le 15 avril 2020, l’inspecteur dépose auprès du tribunal judiciaire sa requête sollicitant l’assignation de la structure en référé. Quelques heures plus tard, il reçoit un SMS lui indiquant sa suspension de ses fonctions à effet immédiat. Entre l’inspecteur du travail – qui n’a fait qu’exercer ses missions de protection des salariés contre un risque potentiellement mortel, et sa hiérarchie – qui a fait obstacle à son contrôle, c’est l’inspecteur du travail que le ministère du travail décidera de sanctionner. Cette injustice provoquera l’indignation générale et entraînera une mobilisation intersyndicale et interprofessionnelle dans tous les secteurs, une pétition en ligne qui dépasse déjà les 115 000 signataires, un appel de plus de 140 personnalités et la création d’un comité de soutien réunissant largement personnalités et citoyen.nes pour l’abandon des poursuites à son encontre.

Sur fond d’élaboration par les autorités d’une doctrine sanitaire contraires aux règles du code du travail et conditionnée par la pénurie orchestrée de masques de protection et sous la pression des organismes patronaux de l’aide à domicile et du conseil départemental de la Marne, l’inspection du travail a été  empêchée, par son propre ministère, d’exercer ses missions de protection de la santé des salarié.es. A cet égard, la suspension d’Anthony SMITH par la Ministre du travail constitue une nouvelle atteinte au principe fondamental d’Indépendance – issus de la Convention n°81 de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) de 1947 – de l’Inspection du travail, « institution » centenaire chargée de veiller à la bonne application des lois du travail et supposée protéger la partie faible au contrat.

Soucieuses de voir préserver cette indépendance, plusieurs organisations syndicales du Ministère du travail ont saisi l’OIT d’une plainte après avoir constaté, « depuis le début de la gestion de la crise épidémique de COVID-19, par le ministère du travail, de graves infractions aux principes fondamentaux des conventions OIT ». C’est aussi le sens du récent avis de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme qui « s’inquiète de la réorganisation de l’activité de l’inspection du travail par la direction générale du travail qui pourrait conduire à l’affaiblissement de sa fonction fondamentale de protection des travailleurs au moment où la situation de crise sanitaire devrait au contraire conduire à la renforcer (…) ». C’est également la position exprimée par la Confédération Européenne des Syndicat – 45 millions de membres de 89 organisations syndicales nationales réparties dans 39 pays européens, dans un courrier à la Ministre Pénicaud le 6 mai dernier, qui exige « le respect de l’indépendance de l’inspection du travail, garantie par le droit international » et condamne « toute sanction des inspecteurs qui tentent d’imposer les mesures prévues par le code du travail et tout autre obstacle ou moyen de pression de la part du ministère du Travail pour les travaux de l’inspection du travail »

En s’attaquant à l’inspecteur du travail Anthony Smith, c’est aux missions de l’Inspection du travail et par voie de conséquence à l’ensemble du salariat que l’on s’attaque. Le message envoyé aux employeurs, aux salariés et à la France entière est clair : la santé des travailleurs est devenue accessoire par rapport à la primauté des intérêts des acteurs économiques du pays.