Tribune de presse : le droit du travail ne doit pas être confiné

Tribune commune de l’intersyndicale CGT – CNT – FSU – SUD du ministère du Travail, du Syndicat des avocats de France et du Syndicat de la Magistrature, publiée par le journal L’Humanité le 23 avril 2020.


Les circonstances exceptionnelles, comme celles que nous vivons aujourd’hui, ont toujours été propices à l’atteinte aux droits et aux libertés fondamentales et sont souvent utilisées pour introduire ensuite dans le droit ordinaire des mesures que l’on disait temporaires (vigipirate, loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme en 2017…)

Nous craignons que le droit du travail ne connaisse le même sort, car le gouvernement du « en même temps » fait encore des ravages… au détriment des droits et de la protection des salarié•es.

I. Une gestion irresponsable du risque 

Il disent : « Restez chez vous ! ».  En même temps, les salariés dont les entreprises sont encore ouvertes doivent aller travailler.

« Je serai intraitable sur les mesures de protection » disait Muriel Pénicaud le 22 mars dernier. En même temps le ministère du travail publie un guide dans lequel il affirme que le droit de retrait des salarié•es ne serait pas justifié dès lors que les recommandations ministérielles seraient appliquées.  C’est pourtant du point de vue de chaque salarié•e et de sa situation concrète, et non à l’aune de directives gouvernementales, que le code du travail invite les salarié•es à apprécier s’il existe « un motif raisonnable de penser qu’une situation présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé » : un détail considéré comme une argutie de juristes par nos dirigeant•es…

Par l’intermédiaire du ministère du travail, l’exécutif a donc commencé par s’ériger en juge du droit de retrait, comme en octobre dernier quand Mme Penicaud, au mépris  de l’appréciation souveraine des tribunaux, déclarait les droits de retrait des cheminot•es de la SNCF illégaux.

Continuant sur sa lancée, le gouvernement s’est ensuite attelé à réviser l’obligation de sécurité incombant aux employeurs, affirmant dans un communiqué commun avec les organisations patronales du bâtiment publié le 21 mars qu’elle se limiterait à une simple « obligation de moyens ». Or cette affirmation est en totale contradiction avec le droit en vigueur : jamais la Cour de Cassation ou les juges du fond n’ont fait référence à cette catégorie juridique dans leurs décisions. Ils se réfèrent au contraire à une « obligation de sécurité de résultats» puis à une « obligation de prévention des risques professionnels ». Là encore, la différence peut sembler relever de la virgule alors qu’elle est fondamentale. En recourant à ces catégories, les juges signifient que l’employeur doit, s’il veut dégager sa responsabilité, justifier avoir pris toutes les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique des travailleurs et travailleuses. Ces mesures doivent impérativement appliquer les principes de prévention de l’article L.4121-2, et notamment le premier d’entre eux : éviter les risques.

Mais l’urgence est ailleurs : il s’agit de confiner certains, tandis que les autres, au péril de leur vie, doivent continuer à faire tourner la machine économique, même quand leur activité n’est pas « essentielle » aux besoins du pays. Ainsi, le Ministère du travail a décidé de s’asseoir sur le code du travail et de laisser des milliers de salarié·es être exposé·es au risque de contamination. Les employeurs sont encouragés à reprendre leur activité, y compris ceux qui l’avaient arrêtée faute de pouvoir assurer une protection suffisante à leurs salarié·es. Quitte à les menacer d’une interruption de la prise en charge au titre du chômage partiel. Ces pressions politiques ne sont pas dépourvues d’effet. Alors que le confinement de la population active était déjà très largement insuffisant, partout des chantiers, des industries, des services (La Poste) qui étaient à l’arrêt ou en activité réduite reprennent, entraînant dans leur sillage d’autres entreprises d’activités connexes (fournisseurs, maintenance, transports, logistique…).

Pour assurer son « social washing », la ministre a trouvé la solution : plutôt que de contrôler les mesures de prévention mises en place dans les entreprises, elle publie des « guides de bonnes pratiques », rédigés par les organisations patronales intéressées et auxquels, semble-t-il, la seule parole de Mme Pénicaud confère une valeur « normative ». Le Ministère a décliné ses recommandations en fiches pratiques, dix à ce jour, décourageant ainsi toute saisine de l’inspection du travail ou des Prud’hommes … Bien qu’inspirées par le droit applicable, ces recommandations sont nécessairement générales et abstraites, sans être adaptées à l’ensemble des situations de travail qu’elles entendent régir. Or, le sceau apposé par le Ministère du travail accrédite indûment et dangereusement l’idée que, dans chacune des entreprises particulières concernées, la prévention du risque de contamination pourrait se cantonner à l’application abstraite de ces mesures générales et synthétiques. Élaborés sans aucun travail d’identification concrète et exhaustive des situations à risque et de priorisation des mesures les plus efficaces, ces dépliants n’ont aucune valeur juridique, mais ils sont, de surcroît, contraires à la réglementation ! Ce faisant, le gouvernement porte atteinte à un principe constitutionnel fondamental : comme le rappelle l’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, « toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution. » C’est le rôle du juge, garant des droits et des libertés individuelles et à même d’apprécier le risque inhérent à chaque situation dans sa spécificité, qui est remis en cause par cette interprétation pré-judiciaire et très restrictive du droit d’accès à la justice pour les salariés.

Il suffit pour s’en convaincre de lire la première ordonnance de référé rendue le 3 avril sur un problème de gestion des risques COVID19 par le tribunal judiciaire de Lille qui ordonne à un employeur du secteur de l’aide à domicile de fixer « des critères de maintien ou d’aménagement des prestations » afin de « limiter autant qu’il est possible les contacts entre les personnes de sorte que toutes les prestations qui ne sont pas indispensables doivent être supprimées ». On se surprend à rêver que la Ministre du travail, qui entend dire le droit, finisse par se ranger à cette doctrine…

II. Une dégradation irresponsable des conditions de travail

Par ailleurs, le gouvernement a entrepris de modifier des pans entiers du code du travail, et les ordonnances publiées le 25 mars vont dégrader les conditions d’emploi de millions de salarié•es.

Premier volet : sous l’apparence d’une solution visant à atténuer l’impact financier pour les travailleurs et travailleuses placé•es en chômage partiel, les congés payés sont détournés de leur objet et deviennent un amortisseur des pertes de l’entreprise. C’est le droit à congés payés, acquis fondamental depuis 1936, qui est finalement réduit. Et l’exigence d’un accord collectif pour avoir recours aux mesures dérogatoires est un garde-fou illusoire, quand on connaît les conditions réelles de consultation des salarié•es dans les petites et moyennes entreprises. Déjà, certains employeurs culpabilisent leur personnel afin que soient « volontairement » posés des congés et autres jours de repos, aussi opportunément que malhonnêtement rebaptisés « jours de solidarité »…

Second volet : des pans entiers de l’économie seront autorisés à faire travailler leurs salarié•es jusqu’à 60 heures par semaine (au lieu de 48), 12 heures par jour (au lieu de 10), y compris le dimanche, ainsi qu’à abaisser la durée du repos quotidien à 9 heures (au lieu de 11) sans que l’administration ne réalise une enquête préalable ou ne contrôle le bien-fondé de cette augmentation des cadences. L’impact de ces atteintes sans précédent au droit au repos sur les corps et les esprits sera clair : recrudescence des accidents du travail, des maladies professionnelles, des burn-out et des licenciements pour inaptitude… D’autre part, des entreprises « profiteuses du système » mettent en chômage partiel leur salariés tout en exigeant qu’ils soient en télétravail. Alors qu’aujourd’hui ce sont principalement les cotisations, les impôts et le prêt étatique qui financent les mesures d’urgences à destination des employeurs à hauteur de 42 milliards d’euros, qu’est-il prévu pour la suite ? Aucun impôt exceptionnel sur les bénéfices, les dividendes ou les fortunes n’est bien sûr envisagé. Comme toujours : les pertes sont socialisées, pas les profits.

III. Un démantèlement irresponsable des capacités de contrôle

Enfin, non content de mettre le droit du travail entre parenthèses, le gouvernement a neutralisé les institutions chargées de s’assurer de son respect. Les inspecteur-trices du travail ont été confiné•es à domicile par leur hiérarchie, coupée des réalités du terrain. La Direction Générale du Travail leur a demandé de rester chez eux, leur rappelant que « les interventions sur site doivent être concentrées sur les situations les plus graves » sans fournir de kits de protection aux agents… privant ainsi les salarié•es de tout contrôle par des fonctionnaires indépendants du respect de leurs droits.  L’inspection du travail est réduite à réaliser ses « vérifications » par entretiens téléphoniques en demandant aux employeurs s’ils ont bien suivi les recommandations du gouvernement… A ses observations et mises en demeure, les employeurs peuvent désormais opposer les communiqués de presse et déclarations télévisuelles des ministres qui semblent faire loi. Les agent•es qui veulent faire valoir le droit positif plutôt que l’interprétation du Ministère pour défendre la santé et la sécurité des salarié•es, sont rappelé•es à l’ordre, menacé•es de sanction voire mis à pied, comme en a été victime Anthony Smith dans la Marne.  Tant pis pour la garantie d’indépendance dont devraient bénéficier les inspecteur-trices du travail en application de la convention 81 de l’Organisation Internationale du Travail.

Puisque nous sommes en guerre, le régime de caserne est la règle. Et les travailleur-euses devront se contenter d’une justice prud’homale bas de gamme pour les mois à venir. La loi d’urgence sanitaire et les ordonnances qui en découlent ont fait disparaître des garanties importantes, notamment en matière de respect du contradictoire. Les audiences pourront désormais se passer devant un public restreint, voire sans le moindre public, en formation restreinte, et sans défenseur syndical. Et si des demandes urgentes peuvent encore être présentées en référé,  elles peuvent être rejetées sans la moindre audience.  Des bouleversements qui affectent une juridiction déjà exsangue, débordée de dossiers et dont les agent•es ont de nombreuses fois dénoncé l’indigence des moyens… Les saisines avaient déjà drastiquement chuté, les salariés jetant l’éponge devant les chausse-trappes qui émaillent dorénavant la procédure et la difficulté de faire valoir leurs droits, avec pour seul horizon un barème plafonnant les dommages intérêts.

Les périodes de crise sont favorables aux mesures d’exception qui, sous couvert de circonstances extraordinaires, ont tendance à s’inscrire dans la durée. Celle-ci n’y déroge pas. Il est d’ores et déjà écrit que les mesures « dérogatoires » instaurées par l’ordonnance en matière de durée du travail, de repos et de congés resteront en vigueur jusqu’au 31 décembre 2020, soit des mois après la fin de la période de confinement. Au discours de guerre contre le virus pourrait succéder un discours de guerre pour le redressement économique, justifiant de nouvelles mesures exceptionnelles ou la perpétuation des précédentes. C’est pourquoi nos organisations demandent dès à présent :

1/ l’arrêt immédiat des activités non essentielles à la survie de la population, qui exposent inutilement des millions de salarié•es au risque de contamination, et entravent les efforts d’endiguement du virus ;

2/ l’abrogation de l’ordonnance du 25 mars « portant mesures d’urgence en matière de congés payés, de durée du travail et de jours de repos » et de toutes les mesures de restriction des droits des salari•ées. En cette période de crise, au contraire, c’est le renforcement des services publics de l’inspection du travail et des juridictions sociales, dans le respect de leur indépendance, qui sont nécessaires ;

3/ le retrait des interprétations trompeuses du Ministère du Travail véhiculées par ses supports de communication, notamment en matière de mesures de prévention et de droit de retrait ;

4/ le retrait des consignes ministérielles bridant les actions de contrôle et le déploiement sur le terrain des moyens de l’inspection du travail, munie d’équipements de protection suffisants en nombre, pour garantir le respect des droits des salarié•es en temps d’épidémie ;

5/ des garanties de respect du contradictoire et des modalités de saisine en référé dans les procédures prud’hommales.