Traitement judiciaire des accidents du travail: un naufrage ! L’exemple de la Seine-Saint-Denis

Chantiers des jeux olympiques et du Grand Paris aidant, la question des accidents du travail redevient un sujet politique. Il en était temps, car la France détient pour l’année 2019 le triste record du plus important ratio d’accidents mortels en Europe. Deux salarié.es décèdent au travail chaque jour, sans compter les victimes des maladies professionnelles et des accidents de trajet. Dans un rapport publié au mois de décembre 2022, la Cour des Comptes constate que « Globalement, les conditions de travail ne s’améliorent pas » et même que « Certains risques retrouvent leur niveau de 2005, après une amélioration enregistrée de 2005 à 2013 ».
Comment s’en étonner quand toutes les institutions qui contribuent à la prévention des risques au travail – CHSCT, CARSAT, inspection du travail, médecine du travail – ont subi un démantèlement méthodique ces dernières années ?
De fait, le traitement judiciaire des infractions à la réglementation relative à la santé et à la sécurité au travail n’exerce aucun effet dissuasif.
En l’absence d’un réel suivi du devenir des procès-verbaux de l’inspection du travail par la direction générale du travail, les agent.es de certains départements ont entrepris de recenser elles et eux-mêmes les suites réservées à leurs procédures pénales en matière d’accident et de sécurité au travail. En Seine-Saint-Denis, par exemple, le résultat est édifiant … et nous pensons malheureusement qu’il reflète une tendance plus générale.
Ainsi, sur 150 procès-verbaux dressés entre 2014 et 2020 et dont les suites sont connues, seuls 43 ont fait ou vont faire l’objet d’une audience devant le tribunal correctionnel. Sept autres ont fait l’objet d’une ordonnance pénale ou d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité. Soit tout juste un tiers.
Un second tiers a d’ores et déjà fait l’objet d’un classement sans suite. Le Parquet a considéré par exemple que les faits n’étaient « pas suffisamment graves » s’agissant de l’inexécution par l’employeur d’une décision d’arrêt temporaire des travaux, destinées à protéger les salarié.es d’un risque de chute de hauteur à partir d’un échafaudage non conforme. On attendra donc que des travailleur.es de cette entreprise tombent pour sanctionner éventuellement l’employeur. Le ministère du travail inscrit pourtant année après année les chutes de hauteur comme axe prioritaire du plan national d’action de l’inspection du travail. Manifestement celui de la justice n’en est pas informé !
Quant au dernier tiers, il est composé de procédures pour lesquelles une enquête de police est « toujours en cours », souvent plus de quatre ans après la verbalisation et qui ont toutes les chances de prendre la poussière jusqu’à la prescription des délits constatés. Tel est le cas d’un procès-verbal relevé en 2014 pour un accident causé par l’absence de formation du conducteur d’un engin de chantier, ou encore d’une procédure dressée en 2016 suite à un accident du travail d’un salarié victime de multiples fractures causées par l’utilisation d’une machine non conforme.
Ainsi près des deux tiers des entreprises du 93 verbalisées pour un délit concernant la santé et la sécurité de leurs salarié.es ne subissent aucune conséquence. Et nous parlons là de la partie du droit pénal du travail la plus poursuivie, le résultat serait pire encore en considérant la totalité des procès-verbaux de l’inspection du travail.
Lorsque l’affaire est poursuivie par le tribunal, il faut compter en moyenne 4 ans entre la transmission du procès verbal par l’inspection du travail au Procureur de la République et une éventuelle date d’audience.
Quel peut être l’effet dissuasif d’une condamnation qui intervient 4 ans après les faits ?
Et que dire de la situation des victimes d’accident du travail et de leurs familles pendant ces 4 longues années d’attente ?
Les victimes restent seules avec leurs blessures pendant plusieurs années sans aucune information sur les éventuelles suites judiciaires. Lorsque par chance l’audience arrive enfin, la victime qui se déplace au tribunal qui doit de se replonger dans les circonstances de son accident a de grande chance de voir son affaire renvoyée à une date ultérieure qui peut être fixée plusieurs mois voire un an après. A ce stade, on peut bien attendre une année de plus…
Et l’audience devant le tribunal correctionnel n’est pas synonyme d’une sanction dissuasive, loin s’en faut. Absence de formation des salarié.es pour des travaux sur de l’amiante ? 2400 euros d’amende pour la personne morale, 4000 pour la personne physique ! Accident du travail provoqué par la mise à disposition d’une machine non conforme aux règles de sécurité ? Amende de 500 euros ! Absences répétées de protections contre les risques de chute sur un chantier ? Amende de 1200 euros ! Des peines d’amende plus spectaculaires sont quelquefois prononcées, comme les 200 000 euros infligés à une grande entreprise responsable de la mort d’un ingénieur stagiaire sur le chantier du RER E. Mais elles peinent à masquer cette tendance générale. Quant aux rares peines d’emprisonnement, elles sont systématiquement assorties du sursis.
Plus inquiétant encore, des procédures pour accident mortel du travail ont à plusieurs reprises fait l’objet d’une relaxe sans que le Parquet, qui avait pourtant estimé les constats suffisamment solides pour renvoyer l’entreprise et ses dirigeant.es en correctionnelle, n’estime opportun de faire appel du jugement.
Pourquoi un tel naufrage ? Comme tous les services publics, celui de la justice a fait les frais des politiques d’austérité et manque cruellement de moyens pour donner suite à toutes les procédures qui le mériteraient. Mais l’absence de moyens est aggravée par des raisonnements politiques, selon lesquels les employeurs ne sont pas des justiciables comme les autres et les infractions au droit du travail, commises dans le huis clos des entreprises, ne troublent pas l’ordre public. Des procédures dressées suite à un accident du travail grave ont été classées sans suite ou ignorées jusqu’à prescription, alors que dans le même temps des places à l’audience étaient trouvées pour des conducteurs de taxi sans licence ou des vendeurs de cigarettes à la sauvette, qui n’avaient causé aucun dommage aux personnes.

Première organisation syndicale du ministère du travail, le SNTEFP CGT alerte sur cet état des lieux, qui n’est malheureusement pas cantonné à un département.
Au côté des organisations syndicales interprofessionnelles, nous revendiquons :

  • la mise à disposition des effectifs et des moyens nécessaires à l’inspection du travail et aux organismes de prévention pour l’amélioration des conditions de travail des salarié.es.
  • une véritable politique pénale contre la délinquance patronale en matière de santé et de sécurité au travail doit voir le jour,
  • les moyens nécessaires à sa mise en oeuvre fournis aux tribunaux.

Nous appelons à participer à la marche blanche organisée le samedi 4 mars à Paris en hommage aux victimes des accidents du travail.

 

Tract téléchargeable ici : traitement judiciaire des AT le naufrage