La campagne contre le travail dissimulé des sans-papiers écrit au BIT

Monsieur le Directeur,

Nous souhaitons vous alerter par la présente sur le sort réservé aux travailleuses et travailleurs sans-papiers présents en France. Depuis deux ans et demi, le CTSPV 94, la Coordination 93, l’association Droits devant ! regroupant des centaines de sans-papiers rejoints cette année par l’Union des Philippins de France sont engagés avec les syndicats CGT-TEFP, SNU-TEFE-FSU et SUD Travail des agents du ministère du travail dans la campagne « Contre le travail dissimulé, pour la régularisation de tous les sans-papiers ! ». Nous avons élaboré une plateforme de revendications commune qui vise notamment à obtenir la régularisation des dizaines de milliers de sans-papiers contraints au travail dissimulé.

Nous revendiquons :

  • que tout travailleur sans-papiers soit régularisé sur simple preuve de relation de travail, sans condition de durée, ni de séjour, ni d’emploi
  • que l’inspection du travail soit dotée de prérogatives spécifiques permettant la régularisation sur simple constat d’une relation de travail
  • l’abrogation de la taxe OFII qui viole l’article 7-2 de la Convention n° 97 sur les travailleurs migrants ratifiée par la France en 1954

Les actions menées par les travailleuses et travailleurs sans-papiers dans le cadre de la campagne « Contre le travail dissimulé, pour la régularisation de tous les sans-papiers ! » ont permis d’ouvrir des discussions au printemps 2016 avec le ministère du travail sur leur situation. Malheureusement, le nouveau gouvernement a choisi, dans un contexte de durcissement de la législation contre tous les migrants et de répression des militants solidaires, de rompre les discussions avec notre campagne au début du mois d’octobre 2017.

Il nous semble pourtant que de nombreux textes internationaux viennent appuyer et corroborer notre dénonciation de la politique de l’Etat français.

En premier lieu, la Convention internationale des Nations Unies sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille du 18 décembre 1990 dispose dans le cadre de son article 69 : « Les Etats d’emploi prennent toutes mesures adéquates et efficaces pour éliminer l’emploi sur leur territoire de travailleurs migrants en situation irrégulière, en infligeant notamment, le cas échéant, des sanctions à leurs employeurs. Ces mesures ne portent pas atteinte aux droits qu’ont les travailleurs migrants vis-à-vis de leur employeur du fait de leur emploi. »

Dans son « Observation générale n° 2 sur les droits des travailleurs migrants en situation irrégulière et des membres de leur famille / 2013 », le comité de suivi de la Convention souligne : « Le Comité rappelle que la régularisation est le moyen le plus efficace de remédier à l’extrême vulnérabilité des travailleurs migrants et des membres de leur famille en situation irrégulière. Les États parties devraient donc envisager des mesures, y compris des programmes de régularisation, pour régler la situation des travailleurs migrants et des membres de leur famille qui sont ou risquent de devenir clandestins ainsi que pour prévenir de telles situations. »

En ce sens, la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations de l’OIT note dans son rapport « Promouvoir une migration équitable » publié le 22 février 2016 : « La commission attire l’attention des gouvernements sur l’incertitude dans laquelle sont maintenus pendant de longues périodes certains migrants en situation irrégulière tentant de régulariser cette situation, ce qui, selon elle, les expose à des conditions abusives et au risque d’exploitation, notamment dans le monde du travail. »

Or, l’Etat français entretient par la mise en œuvre d’une politique du cas par cas arbitraire la précarisation des travailleuses et travailleurs sans-papiers. Par de nombreuses exigences administratives, les préfectures rendent impossible la régularisation par le travail. En particulier, les travailleuses et travailleurs sans-papiers non-déclarés par leurs employeurs sont censés produire des bulletins de paie et des contrats de travail établis par ces mêmes employeurs délinquants !

Dans ce cadre, la non ratification par la France de la Convention n° 143 sur les migrations dans des conditions abusives et sur la promotion de l’égalité de chances et de traitement des travailleurs migrants et de la Convention n° 189 sur les travailleuses et travailleurs domestiques, participe de cette politique coupable qui livre les sans-papiers à la surexploitation.

En effet, il faut rappeler que les travailleurs migrants en situation irrégulière sont seulement couverts par la Partie I de la Convention n° 143 dans le cadre normatif de l’OIT. En premier lieu, cette Convention ne tient pas les travailleuses et les travailleurs migrants illégalement employés pour responsable de leur situation.

Par ailleurs, l’article 9, paragraphe 4 de cette Convention, laisse aux états-membres la possibilité de régulariser les travailleurs migrants en situation irrégulière : « Rien dans la présente convention n’empêche les Membres d’accorder aux personnes qui résident ou travaillent de manière illégale dans le pays le droit d’y rester et d’y être légalement employées. »

S’agissant du travail domestique, les articles 5 et 6 de la Convention n° 189 dispose notamment en matière de protection des travailleuses et travailleurs à domicile : « Tout Membre doit prendre des mesures afin d’assurer que les travailleurs domestiques bénéficient d’une protection effective contre toutes les formes d’abus, de harcèlement et de violence. »

« Tout Membre doit prendre des mesures afin d’assurer que les travailleurs domestiques, comme l’ensemble des travailleurs, jouissent de conditions d’emploi équitables ainsi que de conditions de travail décentes et, lorsqu’ils sont logés au sein du ménage, de conditions de vie décentes qui respectent leur vie privée. »

Au titre de l’article 17 alinéa 2 et 3, l’inspection du travail devrait en la matière disposer de prérogatives spécifiques ce qui est loin d’être le cas en France du fait de l’impossibilité d’accéder aux domiciles des employeurs sans leur accord préalable : « 2. Tout Membre doit établir et mettre en œuvre des mesures en matière d’inspection du travail, de mise en application et de sanctions, en tenant dûment compte des caractéristiques particulières du travail domestique, conformément à la législation nationale. 3. Dans la mesure où cela est compatible avec la législation nationale, ces mesures doivent prévoir les conditions auxquelles l’accès au domicile du ménage peut être autorisé, en tenant dûment compte du respect de la vie privée. »

De plus, le Comité de suivi de la Convention internationale sur la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille du 18 décembre 1990 relève dans son « Observation générale n°1 sur les travailleurs domestiques migrants / 2011 » : « Les états parties devraient prendre des mesures appropriées pour résoudre le problème de l’extrême vulnérabilité des travailleurs domestiques migrants sans papiers, et tout particulièrement des femmes et des enfants. En particulier, ils devraient envisager des stratégies, y compris des programmes de régularisation, permettant d’éviter que des travailleurs migrants domestiques ne se retrouvent dépourvus de documents ou ne basculent dans la clandestinité, ou de remédier à de telles situations (art. 69). Les États parties devraient éviter de subordonner le statut migratoire des travailleurs domestiques migrants au parrainage ou à la tutelle d’un employeur donné, compte tenu du fait que ce type d’arrangement peut restreindre de manière excessive la liberté de circulation des travailleurs domestiques migrants (art. 39) et augmente la vulnérabilité des migrants face à l’exploitation et à la maltraitance, y compris dans les situations de travail forcé ou de servitude (art. 11). »

De manière plus générale, dans un contexte aujourd’hui de mobilisation contre les violences sexuelles, le Comité des Nations Unies pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a souligné dans sa recommandation générale n° 26 (2008) concernant les travailleuses migrantes que « les travailleuses migrantes sans papiers sont particulièrement vulnérables à l’exploitation et à la violence du fait de leur statut d’immigrées en situation irrégulière, ce qui accentue leur exclusion et augmente les risques d’exploitation. Par peur de la dénonciation, elles sont parfois soumises au travail forcé et privées de leurs droits les plus élémentaires en matière de travail. Elles sont parfois aussi harcelées par des fonctionnaires de police. En cas d’arrestation, elles sont généralement accusées de violations de la législation relative à l’immigration et placées dans des centres de détention, où elles sont exposées à la violence sexuelle avant d’être déportées. »

Le maintien en France de plusieurs dizaines de milliers de sans-papiers dans la clandestinité contrevient manifestement à ces prescriptions. Comme vous le voyez, ce sont bien les droits fondamentaux de ces travailleuses et travailleurs qui sont violés quotidiennement en France du fait de l’inertie volontaire du gouvernement français.

Nous nous permettons de souligner que l’article III de la Déclaration de Philadelphie de 1944, acte fondateur de l’OIT, reconnaît l’obligation solennelle pour l’OIT de seconder la mise en œuvre, parmi les différentes nations du monde, de programmes propres à réaliser :

  • la plénitude de l’emploi et l’élévation des niveaux de vie ;
  • l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ;
  • pour atteindre ce but, la mise en œuvre, moyennant garanties adéquates pour tous les intéressés, de possibilités de formation et de moyens propres à faciliter les transferts de travailleurs, y compris les migrations de main-d’œuvre

Dans cet esprit, nous vous demandons de bien vouloir recevoir une délégation de nos organisations afin que nous puissions vous exposer le détail et le sens de ces revendications. Vous trouverez ci-jointe une note technique pour préciser les aspects juridiques de celles-ci.

Dans l’attente, nous vous prions d’agréer, Monsieur le Directeur, nos salutations distinguées.

Les organisations de la campagne « Contre le travail dissimulé, régularisation de tous les sans-papiers ! » : Coordination 93, CTSPV 94, Droits devant !, Unions des Philippins de France, CGT-TEFP et SUD Travail

Paris, le 7 novembre 2017